On attire le lecteur par un titre mystérieux. Le procédé est honteux, mais on pense, encore, à nos enfants qui peuvent s’aventurer ici et tous les stratagèmes nous semblent bons.
On veut revenir sur le débat, fort ancien (2006 !) entre Philippe Descola, anthropologue intelligent, auteur du magistral « Par delà nature et culture, Gallimard 2005) » et une réponse aux thèses qu’il contient par Jean-Pierre DIGARD (« Canards sauvages ou enfants du Bon Dieu ? Représentation du réel et réalité des représentations », L’Homme, n° 177-178, janvier-juin 2006, p. 413-428.). Réponse qui a suscité une réponse de Descola (« Soyons réalistes, demandez l’impossible. Réponse à Jean-Pierre Digard », L’Homme, n° 177-178, janvier-juin 2006, p. 429-434).
Dans cette réponse à la réponse, Descola précise : « Non, je ne me transforme pas en jaguar à la nuit tombée, et je suis persuadé qu’aucun humain n’a cette faculté ».
On imagine, par cette phrase, ce dont il s’agit et qu’on tente de résumer :
Philippe Descola, dans son ouvrage remettait en cause les présupposés de l’anthropologie ou plutôt le sens commun lorsqu’il se penchait sur le couple infernal « Nature-Culture », qui danse toujours au milieu de toute pensée, en tous cas occidentale. Il nous disait que :
« La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins bien partagée. Dans de nombreuses régions de la planète, les non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables et selon des principes séparés. »
Il rappelait donc, en relatant la perception des Achouars qui l’avaient accueilli près de deux ans (qui se transformaient donc en jaguar la nuit tombée, n’établissant aucune distinction entre les hommes et les non-humains…) qu’il existe donc mille milliards de façons différentes d’appréhender ou de penser les relations entre l’homme et la « Nature » (son environnement, pour aller vite)
Ainsi, l’animisme affirme que les animaux, les plantes possèdent une « une intentionnalité proprement humaine ». Ce qui change, c’est uniquement leur image physique. Perception à l’opposé de la science qui, certes, placent l’homme dans le règne animal (du point de vue biologique ou physique) mais le considère comme mentalement différent de l’animal non-humain. Science moderne qui selon P. Descola fonde, en réalité, un « -isme » de plus (le « naturalisme »), qui n’est qu’une opinion.
Ce naturalisme qui est selon P.Descola « simplement la croyance que la nature existe, autrement dit que certaines entités doivent leur existence et leur développement à un principe étranger aux effets de la volonté humaine typique des cosmologies occidentales depuis Platon et Aristote, le naturalisme produit un domaine ontologique spécifique, un lieu d’ordre ou de nécessité où rien n’advient sans une cause, que cette cause soit référée à l’instance transcendante ou qu’elle soit immanente à la texture du monde. Dans la mesure où le naturalisme est le principe directeur de notre propre cosmologie et qu’il imbibe notre sens commun et notre principe scientifique, il est devenu pour nous un présupposé en quelque sorte « naturel » qui structure notre épistémologie et en particulier notre perception des autres modes d’identification »
Naturalisme, matérialisme biologique ou même la méthode scientifique n’étant que points de vue, on ne voit pas, dès lors, pourquoi on leur accorderait une supériorité au regard de la pensée, du savoir traditionnels, comme ceux des Achouars.
JP Digard lui répond en s’étonnant qu’un esprit aussi puissant puisse omettre le b-a-ba : la distinction entre faits et représentations qui permet de ne pas accorder une valeur scientifique aux représentations des hommes de la forêt.
« Or, cette imprudence, Descola la commet, à la suite de Bruno Latour, dont il se réclame d’ailleurs, et d’autres constructionnistes, pour qui il n’existe pas d’autres réalités que les représentations que s’en font les acteurs sociaux. La vision descolienne des catégories vernaculaires comme (étant) des réalités objectives n’est en somme qu’une sorte de décalque inversé de la vision latourienne de la science comme d’un “mythe” parmi d’autres. Il y a là, pour le moins, un déni de la science que l’on est surpris de trouver dans un ouvrage de ce niveau. » (JP DIGARD, op cit, p. 425).
Pour ceux qui l’auraient oublié, Bruno Latour affirmait quant à lui dans un ouvrage paru en 1991 (Bruno Latour, 1991
Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique. 1991, rééd. La Découverte, 2006) que les faits scientifiques n’étaient que représentations…
Et Digard ajoute ainsi que :
« […] En suggérant que les représentations indigènes valent autant, et souvent mieux, que la connaissance positive,enfin en oubliant que celle-ci n’est pas occidentale mais scientifique et, donc, à vocation universelle — du moins s’y efforce-t-on —, Descola verse en outre dans un relativisme radical qui, s’il permet d’éclairer d’un jour particulier la diversité culturelle en situant « notre propre exotisme comme un cas particulier au sein d’une gamme générale des cosmologies » (Descola p. 131), ne fait guère progresser la connaissance de l’unité de l’espèce humaine, qui constitue, selon moi, le coeur du projet anthropologique. » (p. 425).
Relativisme, la plaie…(On y reviendra par le commentaire des articles de l’excellente revue en ligne « Tracés. voir barre latérale du site pour y accéder).
Ce débat est, évidemment crucial et l’on ne veut qu’en poser les termes. Il génèrent les seules questions qui méritent d’être posées . Peut-on affirmer l’égalité radicale des valeurs, attribuer une vérité égale aux représentations, et faire tomber dans un « isme » les faits scientifiques, supposés universels, « professer jusqu’au bout l’égale valeur de vérité des culture » ?
Débat qu’il ne faut pas confondre avec celui de la diversité des cultures, fait acquis et inébranlable dans l’appréciation des « identités » et dont le maître de P.Descola, Claude Lévi-Strauss avait contribué à sa vulgarisation (tout en parlant « d’impolitesse » à l’occasion du débat ancien sur le voile…
On arrête et on reprendra dans un prochain billet. La nuit tombe, les jaguars deviennent des hommes, les hommes des panthères et les canards sauvages s’endorment